ThéoriesFamilles libres / familles liées

En géométrie vectorielle, une notion clef est la notion de base. Cela permet de travailler analytiquement avec les coordonnées des vecteurs, avec des scalaires (et non plus avec les vecteurs définis comme sens, longueur et direction). Pour cela, un vecteur (de la géométrie vectorielle) peut s’écrire de manière unique comme combinaison linéaire de vecteurs de la base.

C’est cette écriture que nous allons essayer d’obtenir pour les vecteurs d’un espace vectoriel. Nous allons procéder en deux temps, en séparant la question de l’unicité de celle de l’existence de l’écriture.

Lorsque nous travaillons en géométrie vectorielle que ce soit dans le plan ou dans l’espace, nous avons les notions de vecteurs colinéaires ou non colinéaires, et de vecteurs coplanaires ou non coplanaires.

Prenons la notion de vecteurs colinéaires. Souvent, pour démontrer que des vecteurs $\vec{u}$ et $\vec{v}$ sont colinéaires, nous utilisons la propriété $\exists k\in\R,\;\vec{u}=k\vec{v}$. Ce n’est pas la bonne égalité.
En effet, en prenant $\vec{v}=\vec{0}$, on obtient que le vecteur nul est colinéaire qu’avec lui-même alors que le vecteur nul $\vec{0}$ est colinéaire à tous vecteurs.

Nous voulons généraliser ces notions de colinéarité et non colinéarité aux espaces vectoriels sans distinguer le fait que nous ayons ou non le vecteur nul.
La propriété de non colinéarité de deux vecteurs $\vec{u}$ et $\vec{v}$ s’écrit en toute généralité :\[\text{Soient $\alpha$ et $\beta$ deux scalaires, } \alpha\vec{u}+\beta\vec{v}=\vec{0}\implies\alpha=\beta=0.\]En effet :

  • Si $\vec{u}=\vec{0}$, on choisit $\beta=0$, $\alpha=1$ « et alors $\vec{u}$ et $\vec{v}$ sont colinéaires ».
  • Et si $\vec{v}=\vec{0}$, on choisit $\alpha=0$ et $\beta=1$ « et alors $\vec{u}$ et $\vec{v}$ sont colinéaires ».

Enfin, si $\vec{u}$ et $\vec{v}$ sont tous les deux non nuls, nous retrouvons la formule usuelle :\[\exists k\in\R,\; \vec{u}=k\vec{v}.\]La propriété de colinéarité de deux vecteurs $\vec{u}$ et $\vec{v}$ s’écrit en toute généralité :\[\text{$\vec{u}$ et $\vec{v}$ sont colinéaires}\iff\exists (\alpha,\beta)\in\K^2 \setminus\bigl\{(0,0)\bigr\},\ \alpha\vec{u}+\beta\vec{v}=\vec{0}.\]

En résumé, nous voulons généraliser ces notions de colinéarité et non colinéarité aux espaces vectoriels sans distinguer le fait que nous ayons ou non le vecteur nul.

  • La propriété de non colinéarité de deux vecteurs $\vec u$ et $\vec v$ s’écrit en toute généralité :\[\text{Soient $\alpha$ et $\beta$ deux scalaires, }\alpha \vec u+\beta \vec v=\vec 0\implies \alpha =\beta =0.\]
  • La propriété de colinéarité de deux vecteurs $\vec u$ et $\vec v$ s’écrit en toute généralité :
    \[\exists (\alpha,\beta)\in \mathbb{K}^2\backslash \left\{(0,0) \right\}\vert\;\alpha \vec u+\beta \vec v=\vec 0.\]

De même, pour la notion de coplanaires ou non coplanaires, nous obtenons :

  • La propriété de non coplanarité de trois vecteurs $\vec u$, $\vec v$ et $\vec w$ s’écrit en toute généralité :\[\text{Soient $\alpha$, $\beta$ et $\gamma$ trois scalaires, }\alpha \vec u+\beta \vec v+\gamma \vec w=\vec 0\implies \alpha =\beta =\gamma =0.\]
  • La propriété de coplanarité de trois vecteurs $\vec u$, $\vec v$ et $\vec w$ s’écrit en toute généralité :\[\exists \left(\alpha ,\beta ,\gamma \right)\in \mathbb{K}^3\backslash \left\{ \left(0,0,0 \right) \right\}\vert\alpha \vec u+\beta \vec v+\gamma \vec w=\vec 0.\]

Généralisons ces propriétés aux espaces vectoriels.

Définition

Soit $E$ un $\mathbb{K}$-espace vectoriel. Soit $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}$ une famille de $p$ vecteurs de $E$. La famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}$ est libre si par définition toute combinaison linéaire de ses vecteurs nulle a tous ses coefficients nuls :
\[\forall {(\lambda_i)_{i=1,\ldots,p}}\in \mathbb{K}^p,\sum\limits_{i=1}^{p}{\lambda_iv_i=0_E}\implies \forall i=1,\ldots,p,\ \lambda_i=0.\]On dit alors que les vecteurs de cette famille sont linéairement indépendants.

Une famille qui n’est pas libre est dite liée. On dit alors que les vecteurs de cette famille sont linéairement dépendants. La famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}$ est liée si et seulement si :\[\exists {(\lambda_i)_{i=1,\ldots,p}}\in \mathbb{K}^p,\ {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,p}}\ne (0,0,\ldots,0)\wedge\ \sum\limits_{i=1}^{p}\lambda_iv_i=0_E.\]

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Ne pas confondre non tous nuls $\exists i\in {1,\ldots,p},\ \lambda_i\ne 0$ et tous non nuls $\forall i\in {1,\ldots,p},\ \lambda_i\ne 0$.

Soit $E=\mathbb{R}^3$ et soit $A=\{(1,0,1),(-1,1,2 ),(-2,1,2 )\}$ une famille d’éléments de $E$.
La famille $A$ est-elle libre ou liée ?

Soient $\alpha$, $\beta$, $\gamma $ tels que $\alpha (1,0,1)+\beta (-1,1,2)+\gamma (-2,1,2)=0\ (1)$

$(1)\iff \left\{ \begin{aligned} & \alpha -\beta -2\gamma =0 \\ & \ \ \ \beta +\gamma =0 \\ & \alpha +2\beta +2\gamma =0 \\ \end{aligned} \right.\iff \left\{ \begin{aligned} & \alpha -\gamma =0 \\ & \beta =-\gamma \\ & \alpha =0 \\ \end{aligned} \right.\iff \left\{ \begin{aligned} & \alpha =0 \\ & \beta =0 \\ & \gamma =0 \\ \end{aligned} \right.$

Donc la famille est libre.

Soit $E=\mathbb{R}^2 \lbrack X \rbrack$. Soient $C=\left\{1,X – \alpha,{(X-\alpha )}^2\right\}$ avec $\alpha \in \mathbb{R}$ et $D=\{X^2+3X–1,X^2–X+5,-7X^2+9X–17\}$ deux familles d’éléments de $E$.
Les familles $C$ et $D$ sont-elles libres ou liées ?

  • Soient $a$, $b$, $c$ tels que $a+b(X-\alpha)+c{(X-\alpha)}^2=0\iff a-\alpha b+\alpha^2c+(b-2c\alpha)X+cX^2=0$.
    Par identification, cela implique que $a=b=c=0$ donc la famille $C$ est libre.
  • Soient $a$, $b$, $c$ tels que $(X^2+3X-1)+b(X^2-X+5)+c(-7X^2+9X-17)=0$.
    Cela est équivalent à $(a+b-7c)X^2+(3a-b+9c)X-a+5b-17c=0$
    $\iff \left\{ \begin{aligned} & (a+b-7c)=0 \\ & (3a-b+9c)=0 \\ & -a+5b-17c=0 \\ \end{aligned} \right.\iff \left\{ \begin{aligned} & a=-b+7c \\ & -3b+21c-b+9c=0 \\ & b-7c+5b-17c=0 \\ \end{aligned} \right.$$\iff \left\{ \begin{aligned} & a=-b+7c \\ & -4b+30c=0 \\ & b=4c \\ \end{aligned} \right.\iff \left\{ \begin{aligned} & a=0 \\ & b=0 \\ & c=0 \\ \end{aligned} \right.$
    On en déduit que la famille $D$ est libre.

Soit $E=C^0(\mathbb{R} ,\mathbb{R})$. Soit $F=\left\{f_1:x\mapsto{x^2},f_2:x\mapsto{e^x},f_3:x\mapsto \sin x \right\}$ une famille d’élément de $E$.
La famille $F$ est-elle libre ou liée ?

Soient $a$, $b$, $c$ tels que $af_1+bf_2+cf_3=0$. Cela signifie que pour tout $x$ réel, on a :\[ax^2+b{e^x}+c\sin x=0\].Pour déterminer les valeurs de $a$, $b$ et $c$, on doit obtenir au moins trois équations non liées (si cela est possible !) à partir de la relation $ax^2+be^x+c\sin x=0$. Pour cela, la méthode la plus simple consiste à choisir des valeurs particulières pour $x$ mais on peut aussi dans certains cas « dériver » la relation afin d’obtenir des équations plus simples.

Par exemple ici, dérivons une première fois la relation, on obtient : $2ax+be^x+c\cos x=0\tag{1}\label{eq:ex3-1}$
Si on dérive une nouvelle fois, on récupère : $2a+be^x-c\sin x=0\tag{2}\label{eq:ex3-2}$
Si on dérive une troisième fois cela nous donne : $be^x-c\cos x=0\tag{3}\label{eq:ex3-3}$

Prenons alors $x=0$ dans les trois équations précédentes, on obtient le système :\[\left\{ \begin{aligned} & b+c=0\quad \eqref{eq:ex3-1} \\ & 2a+b=0\quad \eqref{eq:ex3-2} \\ & b-c=0\quad \eqref{eq:ex3-3} \\ \end{aligned} \right.\iff \left\{ \begin{aligned} & a=0 \\ & b=0 \\ & c=0 \\ \end{aligned} \right.\]On en déduit donc que cette famille est libre. Ce n’est pas la méthode la plus simple mais il faut la retenir car elle peut s’avérer utile dans certains cas.

Donnons une autre démonstration.
On repart de la relation initiale : $ax^2+be^x+c\sin x=0$. En prenant $x=0$, on récupère $b=0$, puis $x=\pi$, nous donne $c=0$, et enfin $x=\frac{\pi }{2}$, nous donne $a=0$.

Propriété
Toute famille extraite d’une famille libre est une famille libre.
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Soit la famille libre $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}=\{v_i\vert i=1,\ldots,p\}$. Soit $k$ un entier naturel inférieur (ou égal) à $p$. Dans une famille, il n’y a pas d’ordre. Considérons la famille extraite $\{v_1,v_2,\ldots,v_k\}=\{v_i\vert i=1,\ldots,k\}$.
  • Si $k=p$, le résultat est évident.
  • Si $k\lt p$, nous allons effectuer un raisonnement par l’absurde. Supposons que cette famille est liée. $\displaystyle{\exists {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,k}}\in \mathbb{K}^k,\ {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,k}}\ne (0,0,\ldots,0)\wedge\ \sum\limits_{i=1}^{k}{\lambda_iv_i=0_E}}$.
    Alors $\displaystyle{\sum\limits_{i=1}^{k}{\lambda_iv_i}+\sum\limits_{i=k+1}^{p}{0v_i=0_E}}$ et ${(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,p}\ne (0,0,\ldots,0)$.
    Ainsi, la famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}=\{v_i\vert i=1,\ldots,p\}$ est liée ce qui contredit l’hypothèse.
Propriété
Toute famille contenant une famille liée est liée.
Découle de la démonstration de la propriété ci-dessus. En effet, soit la famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}=\{v_i \vert i=1,\ldots,p\}$. Soit $k$ un entier naturel inférieur (ou égal) à $p$. Dans une famille, il n’y a pas d’ordre. Considérons la sous-famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_k\}=\{v_i\vert i=1,\ldots,k\}$ liée.
  • Si $k=p$, le résultat est évident.
  • Si $k\lt p$, $\displaystyle{\exists {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,k}}\in \mathbb{K}^k,\ {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,k}}\ne (0,0,\ldots,0)\wedge\sum\limits_{i=1}^{k}\lambda_iv_i=0_E}$.
    Alors $\displaystyle{\sum\limits_{i=1}^{k}\lambda_iv_i+\sum\limits_{i=k+1}^{p}0v_i=0_E}$ et ${(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,p}\ne (0,0,\ldots,0)$.
    Ainsi, la famille $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}$est liée.
Propriété
Toute famille contenant $0_E$ est liée.
Soit la famille $\{0_E,v_1,v_2,\ldots,v_p\}$. Nous avons $\displaystyle{{{1.0}_{E}}+\sum\limits_{i=k+1}^{p}0v_i=0_E}$. Donc, la famille est liée.
Propriété
Dans une famille liée, il existe (au moins) un vecteur qui peut s’exprimer comme combinaison linéaire des autres.
Soit la famille liée $\{v_1,v_2,\ldots,v_p\}$.\[\exists {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,p}}\in {\mathbb{K}^p},\ {{(\lambda_i)}_{i=1,\ldots,p}}\ne (0,0,\ldots,0)\wedge\ \sum\limits_{i=1}^{k}\lambda_iv_i=0_E.\]Comme il n’y a pas d’ordre dans une famille, nous pouvons supposer $\lambda_1$ non nul.Alors $\displaystyle{v_1=-\frac1\lambda\sum\limits_{i=2}^{p}{\lambda_iv_i}}$. D’où le résultat.

Nous verrons que cette notion de famille libre nous donnera l’unicité de l’écriture d’un vecteur comme combinaison linéaire de vecteurs d’une base. Il nous faut auparavant obtenir l’existence de cette écriture. Elle sera donnée par la notion suivante de famille génératrice.